lundi 29 août 2022

Le Corbeau et le Renard (1) : de l'Antiquité au XVIIe siècle

Vous avez certainement remarqué que je suis passée très rapidement sur cette fable qui est, probablement LA plus connue mettant en scène un corbeau : Le Corbeau et le Renard. 
Vous connaissez sûrement la version de La Fontaine, et vous êtes peut-être même capables de la réciter de mémoire (si ce n'est pas le cas, apprenez-la vite ! 😋)
En vérité, comme bien souvent, Jean de La Fontaine n'a inventé que les rimes. L'histoire du corbeau et du fromage existait bien avant lui... et elle lui survivra longtemps !
 
Je vous propose d'explorer un peu différentes versions de cet apologue. Vous pouvez les survoler, n'en lire que quelques-unes ou aucune : je voulais vous montrer à quel point cette histoire a traversé l'Histoire !

Aujourd'hui, nous allons voir quelques versions depuis l'Antiquité jusqu'au XVIIe siècle, période de La Fontaine.
***

*Esope, en Grec ancien, IVe s. av. J.C. (traduction de Claude Terreaux)
 
Un corbeau déroba un morceau de viande et alla se percher sur un arbre. Un renard, l'ayant aperçu, voulut se rendre maître du morceau. Posté au pied de l'arbre, il se mit à louer la beauté et la grâce du corbeau : À qui mieux qu'à toi convient-il d'être roi ? En vérité tu le serais, si tu avais de la voix. Le corbeau, voulant lui montrer qu'il n'en était pas dépourvu, laissa tomber la viande et poussa de grands cris. L'autre se précipita, s'empara de la viande et dit : "Ô corbeau, si tu avais aussi de l'intelligence, il ne te manquerait rien pour être le roi de tous les animaux."
Avis au sot. 
 
(Esope, avec cette fable, met en garde les imbéciles)
 
 
Enluminure d'un manuscrit du XIIIe s.

* Phèdre, en Latin, Ier siècle (traduction deM. E. Panckoucke)
 
Ceux qui aiment les artificieux en sont punis plus tard par un amer repentir. Un Corbeau avait pris un fromage sur une fenêtre, et allait le manger sur le haut d'un arbre, lorsqu'un Renard l'aperçut et lui tint ce discours : « De quel éclat, ô Corbeau, brille votre plumage ! Que de grâces dans votre air et votre personne ! Si vous chantiez, vous seriez le premier des oiseaux. »  Notre sot voulut montrer sa voix ;  mais il laissa tomber le fromage, et le rusé Renard s'en saisit aussitôt avec avidité. Le Corbeau honteux gémit alors de sa sottise.
Cette fable prouve la puissance de l'esprit d'adresse  l'emporte toujours sur la force. 
 
(Phèdre préfère mettre l'accent sur la supériorité de l'esprit par rapport à la force)
 
Manuscrit du XIe siècle reprenant les fables de Phèdre
(source)



*Babrius, auteur Romain de langue grecque, Ier siècle
 
Un corbeau, tenant dans sa bouche un morceau de fromage, se tenait perché en haut d’un arbre.
Un renard affamé qui voulait ce fromage s’adressa à l’oiseau en ces termes
:
" Sire Corbeau, vos plumes sont magnifiques, lustrées et assorties à vos yeux, votre cou a un port inimitable. Un aigle ne vous en déplaise, ne pourrait rivaliser avec vous, et vos talents. Aussi, vous êtes le summum de l’oiseau
; pourtant, hélas, vous semblez muet…"
En entendant ces flatteries, le cœur du corbeau était empli de fierté et de joie, et, laissant choir le fromage, il s’exclama bruyamment
:"Croa, croa!"
Le rusé renard bondit sur le fromage et fit ironiquement remarquer
:
" Vous n’êtes pas malin, il me semble, vous avez cru à mes paroles
; vous aviez quelque chose, Sire Corbeau, ce fromage, mais peu d’intelligence! "
 
*Walter l'Anglais, en anglais, XIIe siècle 

Sire Tiercelin, le corbeau
Qui croit être agréable et beau,
Tenait en son bec un fromage.
Renard, qui fit bien des dommages,
Parmi le bois chassait, courant
Comme quelqu’un de faim mourant.
Ce fromage, qu’il pouvait voir,
Il sait qu’il ne pourra l’avoir
Que par sa ruse et par son art.
« Ah
! beau Tiercelin, dit Renard,
D’une si belle parenté,
Dommage que vous ne chantiez
Aussi bien que fit votre père.
Car si vous chantiez, par saint Pierre,
Je crois qu’en ce bois n’y aurait
Oiseau qui tant à tous plairait. »
Le corbeau ne voit pas la ruse
Par laquelle Renard l’abuse.
Il croit plaire à tous par son chant.
À chanter il s’applique tant
Que le fromage vient tomber.
Renard n’en est pas étonné.
Il n’avait pas goûté le chant
;
Mais quant au fromage, il le prend
:
Le mangea tout entier, Renard.
Tiercelin n’en eut jamais part.
Le corbeau en fut malheureux,
Il enfle son dos, tout honteux…

 
 
Corbeau et renard sur un chapiteau de l'église de Fromista
en Espagne (XIe s.) (source)

*Marie de France, XIIe siècle (Pour lire le texte en ancien français, clic ici)
 
Il arriva, et peut bien être,
Que par-devant une fenêtre
Qui en une réserve était,
Vola un corbeau. Il voyait
Des fromages qui s’y trouvaient
Et sur une claie ils gisaient.
Il en prit un et s’en alla.
Un renard vint. Le rencontra.
Du fromage, il eut un grand désir
En manger sa part à loisir.
Par ruse, il voulut essayer
Si le corbeau il peut tromper.
" Ah
! Seigneur, lui dit le goupil,
Comme cet oiseau est gentil
!
Au monde n’est aucun oiseau
Que mes yeux ne virent si beau
!
Si son chant est comme son corps,
Il est plus précieux que de l’or
!"
Le corbeau s’entend louangé,
Dire qu’il n’est pas égalé.
Il réfléchit qu’il chantera.
Pour chanter, son bien ne perdra.
Son bec ouvrit, et commença.
Le fromage lui échappa.
A terre, le laissa tomber,
Et le renard put l’attraper.
Puis ne se soucia plus du chant
Car du fromage eut son talent.
 
Moralité
C’est l’exemple des orgueilleux
Qui de grands prix sont désireux.
Par tromperie et par mentir,
On peut à leur gré les servir.
Leurs biens dépensent follement
Par fausse louange des gens.

 
 
Enluminure d'un manuscrit du XIIe s.

*Le Roman de Renart, en ancien français, vers le XIIe siècle.

Je vous laisse (re)lire l'épisode en cliquant ici puis ici. Comme nous l'avons déjà évoqué, Tiécelin le corbeau est montré gourmand, crédule, mauvais chanteur et benêt. 
Manuscrit du XVe s. (source)


*Frère Tomasso, dans le Fleur de Vertu, en Italien au XIVe s. 
En France, on connaît notamment une très belle version traduite, et enluminée par François de Rohant au XVIe s. Voici ladite traduction :

Un vice de flatterie ou adulation et blandissement [=flatterie] se lit en Esope qui fut un corbeau qui tenait un fromage au bec, et le voyant un renard tâchant avoir ce fromage, commença à louer et flatter le corbeau en lui disant qu'il était un très bel oiseau, et qu'il aurait grande délectation et plaisir à l'ouïr chanter. Et que si son chant était aussi délectable que la beauté de son corps, ne serait au monde plus belle ni plus digne chose. Alors le corbeau s'oyant louer commença à chanter et le fromage lui chut du bec à terre, et le renard soudain l'empoigna et dit au corbeau :"Tu auras la louange de chanter et j'aurais le fromage". Ce fait, s'en alla.
 

 

*Guillaume Haudent, XVe siècle
 
Comme un corbeau, plus noir que n'est la poix,
Était au haut d'un arbre quelquefois
Juché, tenant à son bec un fromage,
Un faux renard vint quasi par hommage
A lui donner le bonjour ; cela fait,
Il est venu à l'extoller à fait
En lui disant : « Ô triomphant corbeau,
Sur tous oiseaux me sembles de corps beau
Et pour autant les ceux qui noir te disent
Très méchamment de ta couleur médisent
Vu que tu es par très apparent signe
De trop plus blanc que ne fut oncques cygne,
Et que le paon en beauté tu excèdes,
S'ainsi est donc que la voix tu possèdes
Correspondant à ta beauté de corps,
C'est assavoir, fondée en doux accords
Pour bien chanter, entends pour vrai et croi
Que des oiseaux es digne d'être roi ;
A cette cause j'aurais bon appétit
D'ouïr ta voix déployer un petit a,
Quand pour certain quelque chose qu'on nie
Ton chant me semble être plein d'harmonie. »

Par tels propos adulatifs et feints
Qu'a ce renard cauteleux et atteints,
Le sot corbeau fut tant de gloire épris
Qu'incontinent à chanter il s'est pris,
Dont par sa gloire il encourut dommage
Quand hors du bec lui en chut le fromage,
Que ce renard tout exprès attendait
Car autre chose avoir ne prétendait
Vu qu'aussitôt qu'il en fut jouissant
Il s'enfuit, voire en se gaudissant
De ce corbeau, ainsi pris par son art
Bien lui montrant qu'il était vrai conard.

Au XVe siècle, époque de l'Humanisme et de la Renaissance, on aime jouer avec les mots. Vous remarquerez notamment les paronymies entre les rimes "corbeau"/"corps beau" ou encore l'homophonie "signe/cygne".

Illustration allemande du XVe s.


*Gilles Corrozet, XVIe siècle
 
Un noir corbeau dessus un arbre était
Et en son bec un fromage portait
Qu’il avait pris
; un renard, d’aventure,
Passait par là qui cherchait sa pâture,
Et, voyant le corbeau et sa proie,
La convoita, puis s’arrête en la voie,
Et, en louant faussement le corbeau,
Dit
: « Mon ami, que ton plumage est beau!
J’aperçois bien à cette heure que non
Est vrai le bruit et le commun renom
:
Car chacun dit que noir est ton plumage,
Mais il est blanc, voire blanc davantage
Que neige n’est, ni le lait, ni les cygnes.
Si donc avec tes plumes tu avais
Le chant plaisant et délectable voix,
Certes, ami, je te jure ma foi
Que tu serais sur tous oiseaux le roi. "
Lors le corbeau, ému de gloire vaine,
Ouvre le bec, et de chanter prend peine,
Et le fromage alors chut promptement.
Renard le prend et fuit soudainement.
Le corbeau crie en se voyant déçu
:
" Je suis trompé, je l’ai rien aperçu,
Et connais bien qu’on ne doit jamais croire
À un flatteur qui donne vaine gloire. "
 
Enluminure datant probablement du XV-XVIe s.


*Et voilà qu'après toutes ces versions, arrive celle de Jean de La Fontaine, datée de 1668 (XVIIe s.)

Maître corbeau, sur un arbre perché,
Tenait en son bec un fromage.
Maître renard, par l’odeur alléché,
Lui tint à peu près ce langage :
« Hé ! bonjour, Monsieur du Corbeau.
Que vous êtes joli ! que vous me semblez beau !
Sans mentir, si votre ramage
Se rapporte à votre plumage,
Vous êtes le phénix des hôtes de ces bois. »

À ces mots, le corbeau ne se sent pas de joie ;
Et pour montrer sa belle voix,
Il ouvre un large bec, laisse tomber sa proie.
Le renard s’en saisit, et dit : « Mon bon monsieur,
Apprenez que tout flatteur
Vit aux dépens de celui qui l’écoute.
Cette leçon vaut bien un fromage sans doute. »

Le corbeau honteux et confus,
Jura, mais un peu tard, qu’on ne l’y prendrait plus. 
 
Statue représentant La Fontaine, le corbeau et le renard
dans les jardins du Ranelagh à Paris
(source)




*Au même siècle que La Fontaine, traduction des Fables d’Ésope en quatrains, XVIIe s. (1678) 
 
Le Renard, du Corbeau loûa tant le
 ramage, 
Et trouva que sa voix avait un son si beau.
 
Qu’enfin il fit chanter le malheureux
 Corbeau,
Qui de son bec ouvert laissa choir un fromage.
 
Illustration de Claudine et Roland Sabatier
 
Nouveau syllabaire ingénieux, XVIIIe (1754)) reprend le quatrain d'Isaac de Benserade et y ajoute une morale qui invite le lecteur à réfléchir sur sa propre vanité :
 
Ce Corbeau, que tranſporte une vanité folle,s’aveugle, 
& ne s’aperçoit point
Que, pour mieux le duper, un flatteur le cajole.
Hommes, qui d’entre vous n’est Corbeau sur ce point ?
 

(source)
 
*Charles Perrault, XVIIe siècle. 
Vous connaissez probablement Perrault pour ses contes. Il a aussi  écrit 39 fables, correspondant aux 39 fontaines du labyrinthe de Versailles. Aujourd'hui détruit faute d'entretien, ce labyrinthe était ponctué de fontaines illustrant des fables, destinées à faire l'éducation des enfants royaux.
 Voici la version de Perrault (remarquez que la morale change par rapport à La Fontaine): 

Un Renard voyant un fromage dans le bec d’un Corbeau, se mit à louer son beau chant. Le Corbeau voulut chanter et laissa choir son fromage que le Renard mangea.

On peut s’entendre cajoler,
Mais le péril est de parler
.
 
Illustration de la fontaine du labyrinthe par Jacques Bailly

Perrault a également "traduit" le recueil de Faërne, un auteur italien du XVIe siècle qui a écrit des fables en latin. La traduction de Perrault est remise en question car il a assez modifié le texte d'origine, de telle sorte qu'on peut le considérer (en partie) comme leur rédacteur français.
 

Sur le haut d’un chêne, un Corbeau
Tenait dans son bec un fromage;
Quel est ce merveilleux Oiseau
Que je vois sur ce branchage?
Dit un Renard: qu’il est grand, qu’il est beau
Rien n’approche de son plumage;
Aux moindres rayons du soleil,
Il prend mille couleurs d’un éclat sans pareil.
Aimable Oiseau je vous salue;
Si vous charmez l’ouïe aussi bien que la vue,
Je vous tiens le plus beau des habitants de l’air,
Sans même en excepter l’oiseau de Jupiter.
L’Oiseau pipé fit son ramage,
Et laissa tomber son fromage.
Corbeau, dit aussitôt le Renard qui le prit,
Vous avez tout hors de l’esprit.
Louer en face est une lâche ruse
Et pour s’y laisser prendre il faut être bien buse.  
 
Illustration du XIXe s. par un artiste de Tokyo (source)
 
***
 
Nous verrons demain des versions plus récentes de cette fable 

2 commentaires:

  1. Je ne m'étais jamais posé la question de savoir si Jean de la Fontaine était l'initiateur intégral de la fable "le corbeau et le renard". Et là, je vois que ce n'est pas le cas, et que l'histoire est devenue fable au fil du temps. Je trouve la version de Babrius proche...
    Bon, en plus de l'interro écrite, je crois que nous allons avoir une interro orale de la fable ! Je m'y mets... :-))
    Aussi, belles illustrations. Bravo pour cette publication.

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  2. ce qui m'étonne c'est que le corbeau souvent représenté comme un charognard, toutes les fables le montre avec un fromage sauf Esope qui parle d'un morceau de viande c'est plus réaliste mais moins poétique

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