Vous avez certainement remarqué que je suis passée très rapidement sur cette fable qui est, probablement LA plus connue mettant en scène un corbeau : Le Corbeau et le Renard.
Vous connaissez sûrement la version de La Fontaine, et vous êtes peut-être même capables de la réciter de mémoire (si ce n'est pas le cas, apprenez-la vite ! 😋)
En vérité, comme bien souvent, Jean de La Fontaine n'a inventé que les rimes. L'histoire du corbeau et du fromage existait bien avant lui... et elle lui survivra longtemps !
Je vous propose d'explorer un peu différentes versions de cet apologue. Vous pouvez les survoler, n'en lire que quelques-unes ou aucune : je voulais vous montrer à quel point cette histoire a traversé l'Histoire !
Aujourd'hui, nous allons voir quelques versions depuis l'Antiquité jusqu'au XVIIe siècle, période de La Fontaine.
***
*Esope, en Grec ancien, IVe s. av. J.C. (traduction de Claude Terreaux)
Un corbeau déroba un morceau de viande et alla se percher sur un arbre.
Un renard, l'ayant aperçu, voulut se rendre maître du morceau. Posté au
pied de l'arbre, il se mit à louer la beauté et la grâce du corbeau : À
qui mieux qu'à toi convient-il d'être roi ? En vérité tu le serais, si
tu avais de la voix. Le corbeau, voulant lui montrer qu'il n'en était
pas dépourvu, laissa tomber la viande et poussa de grands cris. L'autre
se précipita, s'empara de la viande et dit : "Ô corbeau, si tu avais
aussi de l'intelligence, il ne te manquerait rien pour être le roi de
tous les animaux."
Avis au sot.
(Esope, avec cette fable, met en garde les imbéciles)
Enluminure d'un manuscrit du XIIIe s. |
* Phèdre, en Latin, Ier siècle (traduction deM. E. Panckoucke)
Ceux
qui aiment les artificieux en sont punis plus tard par un amer
repentir. Un Corbeau avait pris un fromage sur une fenêtre, et allait le
manger sur le haut d'un arbre, lorsqu'un Renard l'aperçut et lui tint
ce discours : « De quel éclat, ô Corbeau, brille votre plumage ! Que
de grâces dans votre air et votre personne ! Si vous chantiez, vous
seriez le premier des oiseaux. » Notre sot voulut montrer sa voix ;
mais il laissa tomber le fromage, et le rusé Renard s'en saisit
aussitôt avec avidité. Le Corbeau honteux gémit alors de sa sottise.
Cette fable prouve la puissance de l'esprit d'adresse l'emporte
toujours sur la force.
(Phèdre préfère mettre l'accent sur la supériorité de l'esprit par rapport à la force)
Manuscrit du XIe siècle reprenant les fables de Phèdre (source) |
*Babrius, auteur Romain de langue grecque, Ier siècle
Un corbeau, tenant dans sa bouche un morceau de fromage, se tenait perché en haut d’un arbre.
Un renard affamé qui voulait ce fromage s’adressa à l’oiseau en ces termes :
" Sire Corbeau, vos plumes sont magnifiques, lustrées et assorties à vos yeux, votre cou a un port inimitable. Un aigle ne vous en déplaise, ne pourrait rivaliser avec vous, et vos talents. Aussi, vous êtes le summum de l’oiseau ; pourtant, hélas, vous semblez muet…"
En entendant ces flatteries, le cœur du corbeau était empli de fierté et de joie, et, laissant choir le fromage, il s’exclama bruyamment :"Croa, croa !"
Le rusé renard bondit sur le fromage et fit ironiquement remarquer :
" Vous n’êtes pas malin, il me semble, vous avez cru à mes paroles ; vous aviez quelque chose, Sire Corbeau, ce fromage, mais peu d’intelligence ! "
Un renard affamé qui voulait ce fromage s’adressa à l’oiseau en ces termes :
" Sire Corbeau, vos plumes sont magnifiques, lustrées et assorties à vos yeux, votre cou a un port inimitable. Un aigle ne vous en déplaise, ne pourrait rivaliser avec vous, et vos talents. Aussi, vous êtes le summum de l’oiseau ; pourtant, hélas, vous semblez muet…"
En entendant ces flatteries, le cœur du corbeau était empli de fierté et de joie, et, laissant choir le fromage, il s’exclama bruyamment :"Croa, croa !"
Le rusé renard bondit sur le fromage et fit ironiquement remarquer :
" Vous n’êtes pas malin, il me semble, vous avez cru à mes paroles ; vous aviez quelque chose, Sire Corbeau, ce fromage, mais peu d’intelligence ! "
*Walter l'Anglais, en anglais, XIIe siècle
Sire Tiercelin, le corbeau
Qui croit être agréable et beau,
Tenait en son bec un fromage.
Renard, qui fit bien des dommages,
Parmi le bois chassait, courant
Comme quelqu’un de faim mourant.
Ce fromage, qu’il pouvait voir,
Il sait qu’il ne pourra l’avoir
Que par sa ruse et par son art.
« Ah ! beau Tiercelin, dit Renard,
D’une si belle parenté,
Dommage que vous ne chantiez
Aussi bien que fit votre père.
Car si vous chantiez, par saint Pierre,
Je crois qu’en ce bois n’y aurait
Oiseau qui tant à tous plairait. »
Le corbeau ne voit pas la ruse
Par laquelle Renard l’abuse.
Il croit plaire à tous par son chant.
À chanter il s’applique tant
Que le fromage vient tomber.
Renard n’en est pas étonné.
Il n’avait pas goûté le chant ;
Mais quant au fromage, il le prend :
Le mangea tout entier, Renard.
Tiercelin n’en eut jamais part.
Le corbeau en fut malheureux,
Il enfle son dos, tout honteux…
Qui croit être agréable et beau,
Tenait en son bec un fromage.
Renard, qui fit bien des dommages,
Parmi le bois chassait, courant
Comme quelqu’un de faim mourant.
Ce fromage, qu’il pouvait voir,
Il sait qu’il ne pourra l’avoir
Que par sa ruse et par son art.
« Ah ! beau Tiercelin, dit Renard,
D’une si belle parenté,
Dommage que vous ne chantiez
Aussi bien que fit votre père.
Car si vous chantiez, par saint Pierre,
Je crois qu’en ce bois n’y aurait
Oiseau qui tant à tous plairait. »
Le corbeau ne voit pas la ruse
Par laquelle Renard l’abuse.
Il croit plaire à tous par son chant.
À chanter il s’applique tant
Que le fromage vient tomber.
Renard n’en est pas étonné.
Il n’avait pas goûté le chant ;
Mais quant au fromage, il le prend :
Le mangea tout entier, Renard.
Tiercelin n’en eut jamais part.
Le corbeau en fut malheureux,
Il enfle son dos, tout honteux…
Corbeau et renard sur un chapiteau de l'église de Fromista en Espagne (XIe s.) (source) |
*Marie de France, XIIe siècle (Pour lire le texte en ancien français, clic ici)
Il arriva, et peut bien être,
Que par-devant une fenêtre
Qui en une réserve était,
Vola un corbeau. Il voyait
Des fromages qui s’y trouvaient
Et sur une claie ils gisaient.
Il en prit un et s’en alla.
Un renard vint. Le rencontra.
Du fromage, il eut un grand désir
En manger sa part à loisir.
Par ruse, il voulut essayer
Si le corbeau il peut tromper.
" Ah ! Seigneur, lui dit le goupil,
Comme cet oiseau est gentil !
Au monde n’est aucun oiseau
Que mes yeux ne virent si beau !
Si son chant est comme son corps,
Il est plus précieux que de l’or !"
Le corbeau s’entend louangé,
Dire qu’il n’est pas égalé.
Il réfléchit qu’il chantera.
Pour chanter, son bien ne perdra.
Son bec ouvrit, et commença.
Le fromage lui échappa.
A terre, le laissa tomber,
Et le renard put l’attraper.
Puis ne se soucia plus du chant
Car du fromage eut son talent.
Que par-devant une fenêtre
Qui en une réserve était,
Vola un corbeau. Il voyait
Des fromages qui s’y trouvaient
Et sur une claie ils gisaient.
Il en prit un et s’en alla.
Un renard vint. Le rencontra.
Du fromage, il eut un grand désir
En manger sa part à loisir.
Par ruse, il voulut essayer
Si le corbeau il peut tromper.
" Ah ! Seigneur, lui dit le goupil,
Comme cet oiseau est gentil !
Au monde n’est aucun oiseau
Que mes yeux ne virent si beau !
Si son chant est comme son corps,
Il est plus précieux que de l’or !"
Le corbeau s’entend louangé,
Dire qu’il n’est pas égalé.
Il réfléchit qu’il chantera.
Pour chanter, son bien ne perdra.
Son bec ouvrit, et commença.
Le fromage lui échappa.
A terre, le laissa tomber,
Et le renard put l’attraper.
Puis ne se soucia plus du chant
Car du fromage eut son talent.
Moralité
C’est l’exemple des orgueilleux
Qui de grands prix sont désireux.
Par tromperie et par mentir,
On peut à leur gré les servir.
Leurs biens dépensent follement
Par fausse louange des gens.
C’est l’exemple des orgueilleux
Qui de grands prix sont désireux.
Par tromperie et par mentir,
On peut à leur gré les servir.
Leurs biens dépensent follement
Par fausse louange des gens.
Enluminure d'un manuscrit du XIIe s. |
*Le Roman de Renart, en ancien français, vers le XIIe siècle.
Je vous laisse (re)lire l'épisode en cliquant ici puis ici. Comme nous l'avons déjà évoqué, Tiécelin le corbeau est montré gourmand, crédule, mauvais chanteur et benêt.
Manuscrit du XVe s. (source) |
*Frère Tomasso, dans le Fleur de Vertu, en Italien au XIVe s.
En France, on connaît notamment une très belle version traduite, et enluminée par François de Rohant au XVIe s. Voici ladite traduction :
Un vice de flatterie ou adulation et blandissement [=flatterie] se lit en Esope qui fut un corbeau qui tenait un fromage au bec, et le voyant un renard tâchant avoir ce fromage, commença à louer et flatter le corbeau en lui disant qu'il était un très bel oiseau, et qu'il aurait grande délectation et plaisir à l'ouïr chanter. Et que si son chant était aussi délectable que la beauté de son corps, ne serait au monde plus belle ni plus digne chose. Alors le corbeau s'oyant louer commença à chanter et le fromage lui chut du bec à terre, et le renard soudain l'empoigna et dit au corbeau :"Tu auras la louange de chanter et j'aurais le fromage". Ce fait, s'en alla.
*Guillaume Haudent, XVe siècle
Au XVe siècle, époque de l'Humanisme et de la Renaissance, on aime jouer avec les mots. Vous remarquerez notamment les paronymies entre les rimes "corbeau"/"corps beau" ou encore l'homophonie "signe/cygne".
*Gilles Corrozet, XVIe siècle
Un noir corbeau dessus un arbre était
Et en son bec un fromage portait
Qu’il avait pris ; un renard, d’aventure,
Passait par là qui cherchait sa pâture,
Et, voyant le corbeau et sa proie,
La convoita, puis s’arrête en la voie,
Et, en louant faussement le corbeau,
Dit : « Mon ami, que ton plumage est beau !
J’aperçois bien à cette heure que non
Est vrai le bruit et le commun renom :
Car chacun dit que noir est ton plumage,
Mais il est blanc, voire blanc davantage
Que neige n’est, ni le lait, ni les cygnes.
Si donc avec tes plumes tu avais
Le chant plaisant et délectable voix,
Certes, ami, je te jure ma foi
Que tu serais sur tous oiseaux le roi. "
Lors le corbeau, ému de gloire vaine,
Ouvre le bec, et de chanter prend peine,
Et le fromage alors chut promptement.
Renard le prend et fuit soudainement.
Le corbeau crie en se voyant déçu :
" Je suis trompé, je l’ai rien aperçu,
Et connais bien qu’on ne doit jamais croire
À un flatteur qui donne vaine gloire. "
Et en son bec un fromage portait
Qu’il avait pris ; un renard, d’aventure,
Passait par là qui cherchait sa pâture,
Et, voyant le corbeau et sa proie,
La convoita, puis s’arrête en la voie,
Et, en louant faussement le corbeau,
Dit : « Mon ami, que ton plumage est beau !
J’aperçois bien à cette heure que non
Est vrai le bruit et le commun renom :
Car chacun dit que noir est ton plumage,
Mais il est blanc, voire blanc davantage
Que neige n’est, ni le lait, ni les cygnes.
Si donc avec tes plumes tu avais
Le chant plaisant et délectable voix,
Certes, ami, je te jure ma foi
Que tu serais sur tous oiseaux le roi. "
Lors le corbeau, ému de gloire vaine,
Ouvre le bec, et de chanter prend peine,
Et le fromage alors chut promptement.
Renard le prend et fuit soudainement.
Le corbeau crie en se voyant déçu :
" Je suis trompé, je l’ai rien aperçu,
Et connais bien qu’on ne doit jamais croire
À un flatteur qui donne vaine gloire. "
*Et voilà qu'après toutes ces versions, arrive celle de Jean de La Fontaine, datée de 1668 (XVIIe s.)
Maître corbeau, sur un arbre perché,
Tenait en son bec un fromage.
Maître renard, par l’odeur alléché,
Lui tint à peu près ce langage :
« Hé ! bonjour, Monsieur du Corbeau.
Que vous êtes joli ! que vous me semblez beau !
Sans mentir, si votre ramage
Se rapporte à votre plumage,
Vous êtes le phénix des hôtes de ces bois. »
À ces mots, le corbeau ne se sent pas de joie ;
Et pour montrer sa belle voix,
Il ouvre un large bec, laisse tomber sa proie.
Le renard s’en saisit, et dit : « Mon bon monsieur,
Apprenez que tout flatteur
Vit aux dépens de celui qui l’écoute.
Cette leçon vaut bien un fromage sans doute. »
Le corbeau honteux et confus,
Jura, mais un peu tard, qu’on ne l’y prendrait plus.
Tenait en son bec un fromage.
Maître renard, par l’odeur alléché,
Lui tint à peu près ce langage :
« Hé ! bonjour, Monsieur du Corbeau.
Que vous êtes joli ! que vous me semblez beau !
Sans mentir, si votre ramage
Se rapporte à votre plumage,
Vous êtes le phénix des hôtes de ces bois. »
À ces mots, le corbeau ne se sent pas de joie ;
Et pour montrer sa belle voix,
Il ouvre un large bec, laisse tomber sa proie.
Le renard s’en saisit, et dit : « Mon bon monsieur,
Apprenez que tout flatteur
Vit aux dépens de celui qui l’écoute.
Cette leçon vaut bien un fromage sans doute. »
Le corbeau honteux et confus,
Jura, mais un peu tard, qu’on ne l’y prendrait plus.
Statue représentant La Fontaine, le corbeau et le renard dans les jardins du Ranelagh à Paris (source) |
*Au même siècle que La Fontaine, Isaac de Benserade reprend cette histoire dans sa traduction des Fables d’Ésope en quatrains, XVIIe s. (1678)
Le Renard, du Corbeau loûa tant le
ramage,
Et trouva que sa voix avait un son si beau.
Qu’enfin il fit chanter le malheureux
Corbeau,
Qui de son bec ouvert laissa choir un fromage.
*Louis Lacroix (traduction d'Esope dans le Nouveau syllabaire ingénieux, XVIIIe (1754)) reprend le quatrain d'Isaac de Benserade et y ajoute une morale qui invite le lecteur à réfléchir sur sa propre vanité :
Je ne m'étais jamais posé la question de savoir si Jean de la Fontaine était l'initiateur intégral de la fable "le corbeau et le renard". Et là, je vois que ce n'est pas le cas, et que l'histoire est devenue fable au fil du temps. Je trouve la version de Babrius proche...
RépondreSupprimerBon, en plus de l'interro écrite, je crois que nous allons avoir une interro orale de la fable ! Je m'y mets... :-))
Aussi, belles illustrations. Bravo pour cette publication.
ce qui m'étonne c'est que le corbeau souvent représenté comme un charognard, toutes les fables le montre avec un fromage sauf Esope qui parle d'un morceau de viande c'est plus réaliste mais moins poétique
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