mercredi 31 août 2022

Le Corbeau et le Renard dans les pubs

 Petit article visuel aujourd'hui ! 😉 
Pour vous délasser suite à tous les textes que je vous ai publié ces jours, voici maintenant quelques publicités qui ont repris la fable du Corbeau et du Renard...

*Bien entendu, les fromages reprennent régulièrement cette histoire. Je ne vous en poste que quelques-unes, car il en existe une pléthore !
 


*Mais outre le fromage, on trouve aussi des pubs pour les biscottes...


REM = 2 petits beurres fourrés de chocolat





* ... des éclairages et radiateurs ...



* ... des merceries...


* ... des cataplasmes...

*... des bandes enregistreuses...

 * ... de l'eau en bouteille...

 (Pour regarder la vidéo sur l'INA, cliquez là)

 * ... la loterie...


* ... ou encore du chocolat !!!


Corbeau et renard luttent même contre le gaspillage !


mardi 30 août 2022

Le Corbeau et le Renard (2) : du XVIIIe s. à nos jours

 Quelle postérité a connu la fable du Corbeau et du Renart après Jean de La Fontaine ? C'est ce que je vous propose d'explorer aujourd'hui !
 
* Henri Richer, au XVIIIe siècle,  retourne la fable en faisant du Renard le trompé et du Corbeau le trompeur :

Maître Corbeau, voyant Maître Renard
Qui mangeait un morceau de lard
Lui dit
: « Que tiens-tu là, compère?
Selon moi, C’est un mauvais plat.
Je te croyais le goût plus délicat.
Quand tu veux faire bonne chère,
T’en tenir à du lard
! Regarde ces canards,
Ces poulets qui fuient leur mère
;
Voilà le vrai gibier de messieurs les renards
:
As-tu perdu ton antique prouesse
?
Je t’ai vu cependant jadis un maître escroc.
Crois-moi
; laisse ton lard; ces poulets te font hoc,
Si tu veux employer le quart de ton adresse. "
Maître Renard ainsi flatté,
Comme un autre animal, sensible à la louange,
Quitte sa proie et prend le change.
Mais sa finesse et son agilité
Ne servirent de rien
; car la gent volatile
Trouva promptement un asile.
Notre renard retourne à son premier morceau.
Quelle fut sa surprise
! il voit Maître Corbeau
Mangeant le lard, perché sur un branchage
;
Et qui lui cria
: "Mon ami,
À trompeur, trompeur et demi
!"
 
Asiette du XVIIIe s. (source)

*Louis Jauffret, au XVIIIe siècle, choisit aussi de punir le renard. Il remplace le fromage par un morceau de viande empoisonné, qui tue le goupil qui y goûte... Du coup, la morale s'en trouve changée.
 
Certain jour que des prés il rasait la surface,
Maître corbeau, sur le gazon,
Trouve un morceau de chair. Soudain, l’oiseau vorace,
Ignorant que l’appât recèle du poison,
L’enlève, et prend son vol vers le prochain vallon.
Là, perché sur un arbre, et contemplant sa proie,
Avant de l’avaler, il croasse de joie.
Heureusement pour lui, ses sauvages accents,
Que les échos rendaient encore plus perçants,
Attirent un renard. L’hypocrite compère,
De loin, lorgne le mets, l’examine, le flaire,
Estime qu’il sera des plus appétissants.
Il salue humblement le sire au noir plumage
:
" Oiseau de Jupiter, accepte mon hommage
!
Cria-t-il au corbeau. Que je dois te bénir
!
Tu nourris ma vieillesse avec un soin unique,
Et, d’un renard goutteux, cassé, paralytique,
Ta bonté, chaque jour, peut bien se souvenir.
-- Pour qui me prends-tu, je te prie
?
Interrompt le corbeau. -- Pour l’aigle généreux,
Appui de ma mourante vie,
Qui daigne, chaque jour, venir, du haut des cieux,
M’apporter à dîner dans ce lieu solitaire.
- Oh
! oh! je passe donc pour un aigle à tes yeux!
Dit le corbeau tout bas
; il s’y connaît, je pense,
Avec l’aigle, en effet, j’ai quelque ressemblance.
Allons… De l’envoyé du souverain des Dieux
Soutenons jusqu’au bout le rôle glorieux,
Et donnons au renard ce mets pour récompense. "
Il dit, lâche sa proie, et regagnant les airs,
Feint de se diriger au séjour des éclairs.
Le renard, d’une dent gloutonne,
Fond sur le mets empoisonné.
Vous devinez son sort. Bientôt l’infortuné
Ressent d’affreux tourments. Il s’agite, il frissonne,
À l’aspect du trépas dont l’horreur l’environne.
Il expire dans les douleurs.
Que ne peuvent ainsi périr tous les flatteurs
 
 
Illustration de Charles H. Benett
(vous voyez le corbeau vengeur avec ses couteaux derrière ?)





*Léon Tolstoï, XIXe siècle, adaptateur en Russe des fables d'Esope pour les enfants sous forme de contes.

 Un corbeau, ayant attrapé quelque part un morceau de viande, se percha sur un arbre. Le renard tenté par cette proie s’approcha et lui dit :
 — Cher corbeau ! Par la taille et la beauté, tu mérites d’être roi, et sûrement, tu le serais, si tu avais aussi une belle voix. 
Le corbeau ouvrit le bec et cria aussi fort qu’il put. Le morceau de viande tomba. Le renard s’en saisit et dit : 
— Ah ! corbeau ! Si tu joignais l’esprit à tous tes avantages tu serais certainement le roi !
 
Illustration d'A. Vimar

 *Dans sa traduction d'Alice au Pays des Merveilles (de Lewis Carroll), Henri Bué fait réciter le Corbeau et le Renard à Alice. En effet, la fillette cherche à se remémorer une poésie pour voir si elle a encore toute sa tête. Lewis Carroll ayant pour l'occasion réécrit une célèbre comptine anglaise, Henri Bué fait de même avec le Corbeau et le Renard pour que ce soit plus compréhensible par le lecteur français. Voici donc sa version :
 
 
Maître Corbeau sur un arbre perché
Faisait son nid entre des branches
Il avait relevé ses manches
Car il était très affairé
Maître Renard par là passant, 
Lui dit : Descendez donc, compère ;
Venez embrasser votre frère."
Le Corbeau, le reconnaissant, 
Lui répondit en son ramage :
"Fromage !"
 
 
***
Maintenant, quelques versions du XXe siècle : 
 
*Jean-Luc Moreau donne encore une version où le renard est puni :
Or donc, Maître Corbeau,
Sur son arbre perché, se disait
: « Quel dommage
Qu’un fromage aussi beau,
Qu’un aussi beau fromage
Soit plein de vers et sente si mauvais…
Tiens
! Voilà le renard. Je vais,
Lui qui me prend pour une poire,
Lui jouer, le cher ange, un tour de ma façon.
Ça lui servira de leçon
! «
Passons sur les détails, vous connaissez l’histoire
:
Le discours que le renard tient,
Le corbeau qui ne répond rien
(Tant il rigole
!),
Bref, le fromage dégringole…
Depuis, le renard n’est pas bien
;
Il est malade comme un chien.

 
Bon Point dessiné par J. A. Mercier


*Gudule écrit une "contre-fable", qui commence à la fin de celle de La Fontaine, et nous montre un corbeau et un renard réconciliés :
Le corbeau, honteux et confus,
Jura, mais un peu tard, qu’on ne l’y prendrait plus
!

Ayant un long moment médité l’aventure
Le Corbeau s’envola, avec l’espoir ténu
De dénicher dans la nature
Quelque chiche aliment à mettre à son menu.
Il scrutait la forêt, sous lui, lorsque soudain
Des coups de fusil retentissent.
Renard, surpris en plein festin,
Lâche son camembert et dans un trou se glisse.
" Oh oh
! dit Corbeau, l’occasion est trop belle! «
Sur le fromage, il fond à tire-d’aile
Et dans les airs l’emporte sans tarder.
Juste à temps
! La main sur la gâchette
Cherchant à repérer de Goupil la cachette
Apparaît l’homme armé.
Mais du gibier qu’il traque il ne trouve point trace
:
Bredouille, le chasseur abandonne la chasse.
Par son larcin, Corbeau, sans le savoir,
A sauvé la vie du fuyard.
Tout penaud, le Renard sort alors de son antre
Et devant le Corbeau qui se remplit le ventre
Constate en soupirant
: « Je vais jeûner, ce soir! «
Mais l’autre calmement descend de son perchoir
Et posant sur le sol ce qui reste du mets
Invite son compère à se joindre au banquet.
" Tu es rusé, dit-il, et moi je fends l’espace,
Ensemble nous formons un duo efficace.
Plutôt que de chercher l’un l’autre à nous voler
Pourquoi ne pas nous entraider
? "
Honteux et confus, le Renard
De la proposition admit le bien-fondé,
Jurant, mais un peu tard,
D’exercer désormais la solidarité.
 
 
Illustration tiré du dessin animé D'Esope à Andersen (Disney, 1955)

 
*Traduction d'une fable en sabir écrite par Kaddour  
 
Un jour, Monsieur Corbeau
Qui était sur son arbre, tout à fait en haut
Gardait dans sa bouche un fromage
(Je crois qu’il l’avait volé dans le village).
Monsieur Renard qui vient se promener,
Se dira
: "J’ai trouvé, pour bien déjeuner!"
Alors il vient près du corbeau,
Il lui dit
: "Comme vous êtes beau!!
Vous avez un beau manteau
;
Et je crois que si votre chanson
Est de la même étoffe que votre pantalon
Vous êtes le sultan de cet établissement. "
Le corbeau qui est bien content,
Ouvre la bouche un moment,
Pour lui chanter sa chanson favorite.
Mais Monsieur le Renard se met à courir bien vite
Avec son grand courage
!!!
Pour attraper le fromage,
Qui est tombé.
Après
? Il se sauve.
Le corbeau se trouva tout à fait idiot.

 

Et encore quelques autres versions amusantes 

* En Bruxellois, signée par un certain Virgile (pseudo de Léon Crabbé):
 
Menhier le corbeau, sur un bûmeke perché,
Tenait dans son bleis
Un hettekeis.
Menhier le Renard, par l'odeur faxiné
Passait juchtement par là
Et y dit comme ça :
- Tiens qui voilà ! Mais c'est Suske le corbeau !
Podferdekke, breuke, vous êt's joliment beau !
Comment c'que tout's ces plumes
ça sait faire un si beau costume !
Et si vous êt's capabel de chanter
Aussi bien que vous êt's habillé,
Sans mentir, tous les oiseaux de ce bois
Sont de la crotte à côte de toi !
Le rossignol est un snul
Et le pinson, un tatchelul !
Le corbeau en entendant ça,
Veut chanter un' dontje d'opéra.
Il ouvre son bec grand comme un' port' cochère
Et klett ! Son hettekeis triboule par terre.
Le renard saut' dessus et en un', deux, trois,
Y l'avait scamoté dans son estomac.
Alors, y dit : Apprenez, beau chanteur,
Qu'y faut jamais écouter les flatteurs !
En vous frottant la manche, y vous attrapent !

Och èrme ! Le corbeau, y savait plus dir' : pape !
Aussi la prochain' fois, au lieu d'ouvrir son bec,
Y répondra : Mon cher, den deuvel on' â nek !
 
Lexique
Menhier : monsieur
Bûmeke : petit arbre, arbrisseau
Bleis : figure ronde
Hettekeis : fromage de Bruxelles
Suske : diminutif de François
Podferdekke : nom de...
Breuke : mon vieux, frère (petit)
Snul : minus, idiot
Tatchelul : bête type, benêt
Dontje : chansonnette, morceau de musique
Klett : interjection, genre "vlan", "patatras"...
Tribouler : dégringoler, tomber, renverser
Och èrme : bon Dieu
Dire : "pape" : dire un mot, proférer un son
Den deuvel on' â nek ! : "le diable autour de ton cou" (= va au diable) 
 
Timbre illustré par René Hausman (source)

*Version en argot de Pierre Perret :
 
Maître Corbeau sur un chêne mastard
Tenait un from'ton dans le clapoir.
Maître Renard reniflant qu'au balcon
Quelque sombre zonard débouchait les flacons
Lui dit: "Salut Corbac,
c'est vous que je cherchais.
A côté du costard que vous portez, mon cher,
La robe du soir du Paon est une serpillière.
De plus, quand vous chantez, il paraîtrait sans charre
Que les merles du coin en ont tous des cauchemars."
A ces mots le Corbeau plus fier que sa crémière,
Ouvrit grand comme un four son piège à ver de terre.
Et entonnant "Rigoletto" il laissa choir son calendo.
Le Renard le lui pique et dit: "Apprends mon gars
Que si tu ne veux point tomber dans la panade
N'esgourde point celui qui te passe la pommade ..."

Moralité:

On doit reconnaître en tout cas
Que grâce à Monsieur La Fontaine
Très peu de chanteurs d'opéra
Chantent aujourd'hui la bouche pleine. 
 
Fresque murale à Grandris (image du site Trompe l'oeil info)

 
*Version en argot de Bernard Gelval :
 
Un pignouf de corbac sur un abri planqué
S’envoyait par la fiole un coulant barraqué.
Un goupil n’ayant eu qu’un cent d’clous pour bectance,
S’en vint lui dégoiser un tantinet jactance
:
Salut, dab croasseur
! Lui bonnit-il d’autor.
En disant qu’t’es l’plus beau, j’ai pas peur d’avoir tort
!
Si tu pousses la gueulante aussi bien qu’t’es nippé,
T’es l’mecton à la r’dresse des mectons du boicqué
!"
À ces ragots guincheurs qui n’étaient pas mariolles,
Le corbac lui balance le roulant par la fiolle.
" Enlevé, c’est pesé, j’tai baisé, dit l’goupil.
Fais bien gaffe aux p’tits gonzes qui t’la font à l’estoc,
Et t’gazouillent par la couâne des bobards à l’esbroff. "
 
 
Couverture d'un livre paru en 2008

* Version en verlan, que vous pouvez lire et aussi écouter dans la vidéo (qui est capable de réciter ça ?? Pas moi !) 

Le Beaucor et le Narreu

Maître Beaucor, sur un arbre chéper,
Naitteu en son quebé un magefro.
Maître Narreu, par la deuro alléché,
Lui tint à peu près ce gagelan :
« Et jourbon, Sieumon du Beaucor,
Que vous êtes lijo ! que vous me blessen beau !
Sans tirmen, si votre magera
Se portra à votre mageplu,
Vous êtes le Nixphé des hôtes de ces wab »
A ces mots le Beaucor ne se sent pas de joie :
Et pour trémon sa belle voix,
Il ouvre un large quebé, laisse béton sa proie.
Le Narreu s'en zissai, et dit : « Mon bon Sieurmon,
Apprenez que tout teurfla
Vit aux pendé de luiceu qui le couté.
Cette çonleu vaut bien un magefro sans doute. »
Le Beaucor teuhon et fucon
Raju, mais un peu tard, qu'on ne l'y draipren plus.

 

 

*Et pour finir voici une version chantée par Chantal Goyat, qui reprend l'histoire du Corbeau et du Renard dans sa chanson "Mais en attendant Maître Renard". 
 
 
 
*** 

J'arrêterai là, même s'il existe encore de multiples versions de cette fable ! Et vous, vous écrivez votre propre version ? En attendant, laquelle préférez-vous ?
 
Estampe de Marc Chagall

 

lundi 29 août 2022

Le Corbeau et le Renard (1) : de l'Antiquité au XVIIe siècle

Vous avez certainement remarqué que je suis passée très rapidement sur cette fable qui est, probablement LA plus connue mettant en scène un corbeau : Le Corbeau et le Renard. 
Vous connaissez sûrement la version de La Fontaine, et vous êtes peut-être même capables de la réciter de mémoire (si ce n'est pas le cas, apprenez-la vite ! 😋)
En vérité, comme bien souvent, Jean de La Fontaine n'a inventé que les rimes. L'histoire du corbeau et du fromage existait bien avant lui... et elle lui survivra longtemps !
 
Je vous propose d'explorer un peu différentes versions de cet apologue. Vous pouvez les survoler, n'en lire que quelques-unes ou aucune : je voulais vous montrer à quel point cette histoire a traversé l'Histoire !

Aujourd'hui, nous allons voir quelques versions depuis l'Antiquité jusqu'au XVIIe siècle, période de La Fontaine.
***

*Esope, en Grec ancien, IVe s. av. J.C. (traduction de Claude Terreaux)
 
Un corbeau déroba un morceau de viande et alla se percher sur un arbre. Un renard, l'ayant aperçu, voulut se rendre maître du morceau. Posté au pied de l'arbre, il se mit à louer la beauté et la grâce du corbeau : À qui mieux qu'à toi convient-il d'être roi ? En vérité tu le serais, si tu avais de la voix. Le corbeau, voulant lui montrer qu'il n'en était pas dépourvu, laissa tomber la viande et poussa de grands cris. L'autre se précipita, s'empara de la viande et dit : "Ô corbeau, si tu avais aussi de l'intelligence, il ne te manquerait rien pour être le roi de tous les animaux."
Avis au sot. 
 
(Esope, avec cette fable, met en garde les imbéciles)
 
 
Enluminure d'un manuscrit du XIIIe s.

* Phèdre, en Latin, Ier siècle (traduction deM. E. Panckoucke)
 
Ceux qui aiment les artificieux en sont punis plus tard par un amer repentir. Un Corbeau avait pris un fromage sur une fenêtre, et allait le manger sur le haut d'un arbre, lorsqu'un Renard l'aperçut et lui tint ce discours : « De quel éclat, ô Corbeau, brille votre plumage ! Que de grâces dans votre air et votre personne ! Si vous chantiez, vous seriez le premier des oiseaux. »  Notre sot voulut montrer sa voix ;  mais il laissa tomber le fromage, et le rusé Renard s'en saisit aussitôt avec avidité. Le Corbeau honteux gémit alors de sa sottise.
Cette fable prouve la puissance de l'esprit d'adresse  l'emporte toujours sur la force. 
 
(Phèdre préfère mettre l'accent sur la supériorité de l'esprit par rapport à la force)
 
Manuscrit du XIe siècle reprenant les fables de Phèdre
(source)



*Babrius, auteur Romain de langue grecque, Ier siècle
 
Un corbeau, tenant dans sa bouche un morceau de fromage, se tenait perché en haut d’un arbre.
Un renard affamé qui voulait ce fromage s’adressa à l’oiseau en ces termes
:
" Sire Corbeau, vos plumes sont magnifiques, lustrées et assorties à vos yeux, votre cou a un port inimitable. Un aigle ne vous en déplaise, ne pourrait rivaliser avec vous, et vos talents. Aussi, vous êtes le summum de l’oiseau
; pourtant, hélas, vous semblez muet…"
En entendant ces flatteries, le cœur du corbeau était empli de fierté et de joie, et, laissant choir le fromage, il s’exclama bruyamment
:"Croa, croa!"
Le rusé renard bondit sur le fromage et fit ironiquement remarquer
:
" Vous n’êtes pas malin, il me semble, vous avez cru à mes paroles
; vous aviez quelque chose, Sire Corbeau, ce fromage, mais peu d’intelligence! "
 
*Walter l'Anglais, en anglais, XIIe siècle 

Sire Tiercelin, le corbeau
Qui croit être agréable et beau,
Tenait en son bec un fromage.
Renard, qui fit bien des dommages,
Parmi le bois chassait, courant
Comme quelqu’un de faim mourant.
Ce fromage, qu’il pouvait voir,
Il sait qu’il ne pourra l’avoir
Que par sa ruse et par son art.
« Ah
! beau Tiercelin, dit Renard,
D’une si belle parenté,
Dommage que vous ne chantiez
Aussi bien que fit votre père.
Car si vous chantiez, par saint Pierre,
Je crois qu’en ce bois n’y aurait
Oiseau qui tant à tous plairait. »
Le corbeau ne voit pas la ruse
Par laquelle Renard l’abuse.
Il croit plaire à tous par son chant.
À chanter il s’applique tant
Que le fromage vient tomber.
Renard n’en est pas étonné.
Il n’avait pas goûté le chant
;
Mais quant au fromage, il le prend
:
Le mangea tout entier, Renard.
Tiercelin n’en eut jamais part.
Le corbeau en fut malheureux,
Il enfle son dos, tout honteux…

 
 
Corbeau et renard sur un chapiteau de l'église de Fromista
en Espagne (XIe s.) (source)

*Marie de France, XIIe siècle (Pour lire le texte en ancien français, clic ici)
 
Il arriva, et peut bien être,
Que par-devant une fenêtre
Qui en une réserve était,
Vola un corbeau. Il voyait
Des fromages qui s’y trouvaient
Et sur une claie ils gisaient.
Il en prit un et s’en alla.
Un renard vint. Le rencontra.
Du fromage, il eut un grand désir
En manger sa part à loisir.
Par ruse, il voulut essayer
Si le corbeau il peut tromper.
" Ah
! Seigneur, lui dit le goupil,
Comme cet oiseau est gentil
!
Au monde n’est aucun oiseau
Que mes yeux ne virent si beau
!
Si son chant est comme son corps,
Il est plus précieux que de l’or
!"
Le corbeau s’entend louangé,
Dire qu’il n’est pas égalé.
Il réfléchit qu’il chantera.
Pour chanter, son bien ne perdra.
Son bec ouvrit, et commença.
Le fromage lui échappa.
A terre, le laissa tomber,
Et le renard put l’attraper.
Puis ne se soucia plus du chant
Car du fromage eut son talent.
 
Moralité
C’est l’exemple des orgueilleux
Qui de grands prix sont désireux.
Par tromperie et par mentir,
On peut à leur gré les servir.
Leurs biens dépensent follement
Par fausse louange des gens.

 
 
Enluminure d'un manuscrit du XIIe s.

*Le Roman de Renart, en ancien français, vers le XIIe siècle.

Je vous laisse (re)lire l'épisode en cliquant ici puis ici. Comme nous l'avons déjà évoqué, Tiécelin le corbeau est montré gourmand, crédule, mauvais chanteur et benêt. 
Manuscrit du XVe s. (source)


*Frère Tomasso, dans le Fleur de Vertu, en Italien au XIVe s. 
En France, on connaît notamment une très belle version traduite, et enluminée par François de Rohant au XVIe s. Voici ladite traduction :

Un vice de flatterie ou adulation et blandissement [=flatterie] se lit en Esope qui fut un corbeau qui tenait un fromage au bec, et le voyant un renard tâchant avoir ce fromage, commença à louer et flatter le corbeau en lui disant qu'il était un très bel oiseau, et qu'il aurait grande délectation et plaisir à l'ouïr chanter. Et que si son chant était aussi délectable que la beauté de son corps, ne serait au monde plus belle ni plus digne chose. Alors le corbeau s'oyant louer commença à chanter et le fromage lui chut du bec à terre, et le renard soudain l'empoigna et dit au corbeau :"Tu auras la louange de chanter et j'aurais le fromage". Ce fait, s'en alla.
 

 

*Guillaume Haudent, XVe siècle
 
Comme un corbeau, plus noir que n'est la poix,
Était au haut d'un arbre quelquefois
Juché, tenant à son bec un fromage,
Un faux renard vint quasi par hommage
A lui donner le bonjour ; cela fait,
Il est venu à l'extoller à fait
En lui disant : « Ô triomphant corbeau,
Sur tous oiseaux me sembles de corps beau
Et pour autant les ceux qui noir te disent
Très méchamment de ta couleur médisent
Vu que tu es par très apparent signe
De trop plus blanc que ne fut oncques cygne,
Et que le paon en beauté tu excèdes,
S'ainsi est donc que la voix tu possèdes
Correspondant à ta beauté de corps,
C'est assavoir, fondée en doux accords
Pour bien chanter, entends pour vrai et croi
Que des oiseaux es digne d'être roi ;
A cette cause j'aurais bon appétit
D'ouïr ta voix déployer un petit a,
Quand pour certain quelque chose qu'on nie
Ton chant me semble être plein d'harmonie. »

Par tels propos adulatifs et feints
Qu'a ce renard cauteleux et atteints,
Le sot corbeau fut tant de gloire épris
Qu'incontinent à chanter il s'est pris,
Dont par sa gloire il encourut dommage
Quand hors du bec lui en chut le fromage,
Que ce renard tout exprès attendait
Car autre chose avoir ne prétendait
Vu qu'aussitôt qu'il en fut jouissant
Il s'enfuit, voire en se gaudissant
De ce corbeau, ainsi pris par son art
Bien lui montrant qu'il était vrai conard.

Au XVe siècle, époque de l'Humanisme et de la Renaissance, on aime jouer avec les mots. Vous remarquerez notamment les paronymies entre les rimes "corbeau"/"corps beau" ou encore l'homophonie "signe/cygne".

Illustration allemande du XVe s.


*Gilles Corrozet, XVIe siècle
 
Un noir corbeau dessus un arbre était
Et en son bec un fromage portait
Qu’il avait pris
; un renard, d’aventure,
Passait par là qui cherchait sa pâture,
Et, voyant le corbeau et sa proie,
La convoita, puis s’arrête en la voie,
Et, en louant faussement le corbeau,
Dit
: « Mon ami, que ton plumage est beau!
J’aperçois bien à cette heure que non
Est vrai le bruit et le commun renom
:
Car chacun dit que noir est ton plumage,
Mais il est blanc, voire blanc davantage
Que neige n’est, ni le lait, ni les cygnes.
Si donc avec tes plumes tu avais
Le chant plaisant et délectable voix,
Certes, ami, je te jure ma foi
Que tu serais sur tous oiseaux le roi. "
Lors le corbeau, ému de gloire vaine,
Ouvre le bec, et de chanter prend peine,
Et le fromage alors chut promptement.
Renard le prend et fuit soudainement.
Le corbeau crie en se voyant déçu
:
" Je suis trompé, je l’ai rien aperçu,
Et connais bien qu’on ne doit jamais croire
À un flatteur qui donne vaine gloire. "
 
Enluminure datant probablement du XV-XVIe s.


*Et voilà qu'après toutes ces versions, arrive celle de Jean de La Fontaine, datée de 1668 (XVIIe s.)

Maître corbeau, sur un arbre perché,
Tenait en son bec un fromage.
Maître renard, par l’odeur alléché,
Lui tint à peu près ce langage :
« Hé ! bonjour, Monsieur du Corbeau.
Que vous êtes joli ! que vous me semblez beau !
Sans mentir, si votre ramage
Se rapporte à votre plumage,
Vous êtes le phénix des hôtes de ces bois. »

À ces mots, le corbeau ne se sent pas de joie ;
Et pour montrer sa belle voix,
Il ouvre un large bec, laisse tomber sa proie.
Le renard s’en saisit, et dit : « Mon bon monsieur,
Apprenez que tout flatteur
Vit aux dépens de celui qui l’écoute.
Cette leçon vaut bien un fromage sans doute. »

Le corbeau honteux et confus,
Jura, mais un peu tard, qu’on ne l’y prendrait plus. 
 
Statue représentant La Fontaine, le corbeau et le renard
dans les jardins du Ranelagh à Paris
(source)




*Au même siècle que La Fontaine, traduction des Fables d’Ésope en quatrains, XVIIe s. (1678) 
 
Le Renard, du Corbeau loûa tant le
 ramage, 
Et trouva que sa voix avait un son si beau.
 
Qu’enfin il fit chanter le malheureux
 Corbeau,
Qui de son bec ouvert laissa choir un fromage.
 
Illustration de Claudine et Roland Sabatier
 
Nouveau syllabaire ingénieux, XVIIIe (1754)) reprend le quatrain d'Isaac de Benserade et y ajoute une morale qui invite le lecteur à réfléchir sur sa propre vanité :
 
Ce Corbeau, que tranſporte une vanité folle,s’aveugle, 
& ne s’aperçoit point
Que, pour mieux le duper, un flatteur le cajole.
Hommes, qui d’entre vous n’est Corbeau sur ce point ?
 

(source)
 
*Charles Perrault, XVIIe siècle. 
Vous connaissez probablement Perrault pour ses contes. Il a aussi  écrit 39 fables, correspondant aux 39 fontaines du labyrinthe de Versailles. Aujourd'hui détruit faute d'entretien, ce labyrinthe était ponctué de fontaines illustrant des fables, destinées à faire l'éducation des enfants royaux.
 Voici la version de Perrault (remarquez que la morale change par rapport à La Fontaine): 

Un Renard voyant un fromage dans le bec d’un Corbeau, se mit à louer son beau chant. Le Corbeau voulut chanter et laissa choir son fromage que le Renard mangea.

On peut s’entendre cajoler,
Mais le péril est de parler
.
 
Illustration de la fontaine du labyrinthe par Jacques Bailly

Perrault a également "traduit" le recueil de Faërne, un auteur italien du XVIe siècle qui a écrit des fables en latin. La traduction de Perrault est remise en question car il a assez modifié le texte d'origine, de telle sorte qu'on peut le considérer (en partie) comme leur rédacteur français.
 

Sur le haut d’un chêne, un Corbeau
Tenait dans son bec un fromage;
Quel est ce merveilleux Oiseau
Que je vois sur ce branchage?
Dit un Renard: qu’il est grand, qu’il est beau
Rien n’approche de son plumage;
Aux moindres rayons du soleil,
Il prend mille couleurs d’un éclat sans pareil.
Aimable Oiseau je vous salue;
Si vous charmez l’ouïe aussi bien que la vue,
Je vous tiens le plus beau des habitants de l’air,
Sans même en excepter l’oiseau de Jupiter.
L’Oiseau pipé fit son ramage,
Et laissa tomber son fromage.
Corbeau, dit aussitôt le Renard qui le prit,
Vous avez tout hors de l’esprit.
Louer en face est une lâche ruse
Et pour s’y laisser prendre il faut être bien buse.  
 
Illustration du XIXe s. par un artiste de Tokyo (source)
 
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Nous verrons demain des versions plus récentes de cette fable