vendredi 12 août 2022

Le Corbeau de Leconte de Lisle

Je vais aujourd'hui vous parler d'un poème de Leconte de Lisle, Le Corbeau, paru au XIXe siècle dans les Poèmes Barbares.
 
Certes, ce poème n'a pas été écrit au Moyen Âge, mais il se compose d'un dialogue entre un abbé et un corbeau. Il se passe au IVe siècle "sous Valens, empereur des pays d’Orient". Le début du poème nous donne le contexte religieux : l'abbé est inquiet car un Edit impérial annonce l'enrôlement des cénobites (religieux) pour sa guerre contre les Goths. A cette époque là, le christianisme avait déjà bien progressé mais il provoquait nombre de conflits religieux, notamment entre les ariens, les nicéens les homéousiens et les anoméens (des branches diverses du christianisme). 
 
***
 
Ainsi, au début du poème, l'Abbé Sérapion médite sur ses problèmes quand il entend une voix l'appeler: 

La voix sinistre dit : — J’ai vu des temps meilleurs ;
J’ai fait de beaux festins ! Et, par une loi dure,
Aujourd’hui c’est la faim sans trêve que j’endure ;
Or, mon pieux seigneur, n’en soyez étonné,
J’étais déjà très vieux quand Abraham est né

 
Au départ, il songe qu'il s'agit du Diable en personne... Jusqu'à ce qu'il voit 
 
Un oiseau gauche et lourd, l’aile ouverte à demi,
Mais dont les yeux flambaient sous le cloître endormi.
L’Abbé vit que c’était un corbeau d’une espèce
Géante
. L’âge avait tordu la corne épaisse
Du bec, et, par endroits, le corps tout déplumé
D’une affreuse maigreur paraissait consumé.
Certes, la foi du Moine était vive et robuste ;
Il savait que la grâce est le rempart du juste ;
Mais, n’ayant jamais eu de telle vision,
Il se sentit frémir en cette occasion.
Et les yeux de la Bête éclairaient les ténèbres,
Tandis qu’elle agitait ses deux ailes funèbres.
 
Affamé après avoir jeûné durant trois siècle, le corbeau réclame de la nourriture. L'abbé lui conseille d'aller se repaître sur les champs de bataille, car lui ne pourra lui donner que du pain et des figues : il n'a guère l'habitude de conserver des cadavres, dont raffolent les corbeaux, dans son garde-manger !
Mais le corbeau préfère rester là et manger le pain et les figues, car il a d'autres projets. En effet, après le repas, il avoue à l'Abbé qu'il réfléchissait à propos des âmes humaines... Car lui-même n'a pas d'âme, comme le confirme l'Abbé : 
 
Que t’importe, chair vile, inerte pourriture,
Qui rentreras bientôt dans l’aveugle nature
Avec l’argile et l’eau de la pluie et le vent,
Vaine ombre, indifférente aux yeux du Dieu vivant,
À toi qui n’es que fange avant d’être poussière,
Le royaume où les Saints siègent dans la lumière ?
Le lion, le corbeau, l’aigle, l’âne et le chien,
Qu’est-ce que tout cela dans la mort, sinon rien
 ?

 
Alors, le Corbeau révèle la véritable raison de sa visite : il veut se confesser. "J’ai, ce soir, grand besoin d’une absolution."
Il commence donc à raconter son histoire. Il est né plus de 3000 ans plus tôt et a voyagé dans l'Arche avec Noé. Tout d'abord, il avoue son ignorance : il ne sait si les peuples noyés par Dieux étaient meilleurs ou pires que ceux d'aujourd'hui. L'Abbé soutient qu'ils étaient haïssables et que le monde d'avant était mauvais. Ce à quoi le Corbeau répond, rejetant la faute sur le Créateur : 
 "J’y consens, dit l’Oiseau, ce n’est point mon affaire,
Et celui qui le fit n’avait qu’à le mieux faire."
 
Oiseaux entrant dans l'Arche,
Mosaïque de la Basilique Saint-Marc a Venise

Le Corbeau est donc accueilli sur l'Arche avec les autres animaux, jusqu'à ce que Noé le dépêche : 
"— Va ! me dit le Patriarche,
Et, si quelque montagne émerge au loin des mers,
Apprends-nous qu’Iahvèh pardonne à l’univers. —
Je pris mon vol, joyeux de fuir à tire-d’ailes,
Et j’allais effleurant les eaux universelles ;
Et depuis, je ne sais, n’étant point revenu,
Ce que le noir vaisseau de l’homme est devenu.
— Ce fut là, dit le Moine, une action mauvaise.
— Seigneur, dit le Corbeau, c’est que, ne vous déplaise,
Aimant à voyager dans ma jeune saison,
Je respirais bien mieux au grand air qu’en prison."
 
D'après ce poème, le Corbeau n'est donc pas revenu car il préférait la liberté
 
Ruines près de la mer, Arnold Bocklin (XIXe s.)

Parcourant le monde nouveau qui s'est formé après que les eaux se soient retirées, le Corbeau se repaît des cadavres provoqués par le Déluge. 
 
"Or, sachant que les morts sont pâture aux vivants,
Je vécus là, seigneur Abbé, beaucoup d’années,
Très joyeux, bénissant les bonnes destinées
Et l’abondant travail de la mer ; car enfin,
Homme ou corbeau, manger est doux quand on a faim."
 
Le Corbeau vit durant des siècles, profitant des différents conflits religieux et des guerres diverses pour s'offrir des orgies de cadavres.
 
 "Et du banquet immense immuable convive,
Me disant : si tout meurt, c’est afin que je vive !
 
L'apothéose de la guerre, Vasily Vereshchagin (XIXe s.)

Outré, l'Abbé lui reproche de se réjouir de ces milliers de morts, de même qu'aurait pu se réjouir le Diable. Mais le Corbeau contrecarre : 
 
"Hélas ! Je crois, Seigneur, en y réfléchissant,
Que l’homme a toujours eu soif de son propre sang,
Comme moi le désir de sa chair vive ou morte."
 
Le Corbeau arrive enfin à l'épisode de sa vie qui a causé son malheur : 
 
"Ceci m’advint du temps de Tibère, empereur. 
Un jour que je cherchais ma proie accoutumée 
En planant au-dessus des villes d’Idumée, 
Un grand vent m’emporta. C’était un vendredi, 
Autant qu’il m’en souvienne, et dans l’après-midi. 
Et je vis trois gibets sur la colline haute, 
Et trois suppliciés qui pendaient côte à côte."

Parmi ces trois suppliciés se trouve Jésus. Mais cela, le Corbeau l'ignore. Comme à son habitude, il s'élance sur le Christ pour le becqueter... mais voilà qu'un ange s'interpose et le maudit : 
"Tu ne mangeras plus, ô bête inassouvie,
Qu’après trois cent soixante et dix-sept ans de vie
"
 
Sur cet extrait du Portement de la croix de Bruegel (XIXe s.), 
on voit Jésus portant la croix tout à droite,
 et les corbeaux guettant déjà le moment de venir le picorer...
 
Voilà pourquoi le Corbeau n'avait rien mangé avant de rencontrer l'Abbé. Maintenant que sa malédiction est terminée, le Corbeau demande à l'Abbé de l'absoudre pour qu'il puisse aller se repaître des cadavres des Romains tués par les Goths. 
Sérapion lui accorde le repos éternel... et le Corbeau tombe mort à ses pieds. 
 
***

Même si cette fin est tragique, quelque part, on peut y voir une fin heureuse : touché par l'histoire du Corbeau qui, pourtant, est décrit comme un être sans âme, le religieux lui accorde le salut...
Peut-être a-t-il tiré des moralités de ce récit. En effet, les paroles du Corbeau invitent à réfléchir et nous montre qu'il n'est pas aussi diabolique qu'il le paraît.
- même Dieu n'est pas parfait puisqu'Il a eu besoin de raser le premier monde qu'il a créé
- le Corbeau a quitté l'Arche de Noé car il tenait à sa liberté
- il se nourrit des cadavres que créent les Hommes en s'entretuant : ce n'est donc pas lui le plus à blâmer dans l'affaire
- tout le monde a besoin de manger, alors pourquoi lui reproche-t-on de goûter aux dépouilles ?
 
***
Même si ce poème n' a pas été écrit au Moyen Âge, je trouvais intéressant de vous en parler maintenant pour établir un parallèle avec les histoires religieuses que nous venons de survoler. On voit que l'image du corbeau a évolué au fil des siècles : au XIXe s, Leconte de Lisle n'a pas un avis aussi tranché sur le Bien, le Mal, Dieu d'un côté et le corbeau de l'autre. 
 
Sur cette enluminure du baptême de Jésus par Jean,
 tirée d'un manuscrit du XIIIe s, 
la "colombe" ressemble plutôt à un corbeau, vous ne trouvez pas ?

Si vous souhaitez lire le poème en entier, clic ici. C'est une longue poésie, j'ai essayé de vous en donner les passages les plus significatifs, et malgré ça mon article est déjà long, désolée !!
 
 

2 commentaires:

  1. le poème est long, mais il est surtout difficile à comprendre, pour moi ! merci d'avoir placé pas mal d'explications et de commentaires....

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    1. Hihi, la poésie, ce n'est jamais évident. Mais en même temps, c'est ce qui la rend... poétique !

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