samedi 2 septembre 2023

Les Lièvres et les Grenouilles

 Aujourd'hui, je vous propose de découvrir les différentes versions d'une fable qui a été écrite et réécrite depuis l'Antiquité, ce qui prouve sa grande appréciation : l'histoire des Lièvres et des Grenouilles.
(Vous n'êtes pas obligé de toutes les lire, elles racontent toutes la même histoire, mais vous pourrez ainsi voir l'évolution des styles de chaque auteur 😉)
Enluminure d'un Speculum Historiale de Vincent de Beauvais (XIVe s.)


(grec, VIIe - VIe s. av. J-C)
 
Les lièvres s’étant un jour assemblés se désolaient entre eux d’avoir une vie si précaire et pleine de crainte : n’étaient-ils pas en effet la proie des hommes, des chiens, des aigles et de bien d’autres animaux ? Il valait donc mieux périr une bonne fois que de vivre dans la terreur. Cette résolution prise, ils s’élancent en même temps vers l’étang, pour s’y jeter et s’y noyer. Mais les grenouilles, accroupies autour de l’étang, n’eurent pas plus tôt perçu le bruit de leur course qu’elles sautèrent dans l’eau. Alors un des lièvres, qui paraissait être plus fin que les autres, dit : « Arrêtez, camarades ; ne vous faites pas de mal ; car, vous venez de le voir, il y a des animaux plus peureux encore que nous. »

Cette fable montre que les malheureux se consolent en voyant des gens plus malheureux qu’eux.


L'homme et les chiens courent après les lièvres qui effraient les grenouilles tout à gauche dans cette enluminure d'un Isopet (XIVe s.)



(Latin, Ier s.)
 
Qui vit dans la crainte est malheureux.
Que celui qui ne peut supporter son malheur considère les autres & apprenne à souffrir. Un jour dans les bois, les lièvres épouvantés par un grand bruit, dirent hautement que troublés par des alarmes continuelles, ils voulaient mettre fin à leur vie. Aussitôt, ces malheureux furent à un étang pour s’y précipiter : à leur arrivée, les Grenouilles effrayées, fuient, se culbutent, se cachent dans les herbes. Ho ho, dit l’un d’eux, en voilà d’autres que la peur tyrannise ; comme eux supportons la vie.
 
 
 (Romain de langue grecque, Ier-IIe s.)
 
 
Enluminure du Speculum Historiale de Vincent de Beauvais (XIVe s.)
 
(ancien  français, XIIe s.) 
 
 Des Lièvres è des Raines
 
Ci dist que Lievre s’assanlèrent
À pallement: si esgardèrent
Q’en autre teire s’en ireient,
Fors de la grêve ù ils esteient;
Car trop furent en grant dolur
D’Omes è de Chiens orent pour,
Si nes les voleient plus sufri,
Pur ço s’en vorent fors issir.

Li saige Lièvre lor diseient
Que folie ert quanqu’il quereient
A issir de la quenoissance
U il èrent nurri d’enfance.
Li Autres ne les vodrent creire,
Tuit ensanle vindrent lur eire;
A une mare sunt venu,
Gardent de loin si unt véu
Raines qui furent ensambléez,
De paour d’eaus sunt effréez,
Dedenz l’iave se vunt plunjier.
Dès quel les virent aprismier.

Uns Lièvres les a appelez,
Segnur, fet-il, or esgardez
Par les Reines que vus véez
Qui poor unt ; vus purpenssez
Que nus aluns quérant folie,
Que nostre grêve avuns guerpie
Pur estre aillurs miex à seurtez,
Jamès teir ne truverez
U l’en ne dut aucune rien,
R’aluns nus en si feruns bien ;
A tant li Lièvre returnèrent
En lur cuntrée s’en r’alèrent.

De ce se deivent purpenser
Cil qui se voelent remuer
E lor ancien liu guerpir
Qui lor en puet après venir ;
Jamais pays ne toverunt
N’en cele terre ne venrunt
K’il puissent estre sanz poour,
Ou sanz traveil, u sanz dolour.


Enluminure des Heures de Jeanne de France (XVe s.)

Adaptation en français moderne :

Un jour, les lièvres s’assemblèrent
En parlement et décidèrent
Qu’en d’autres terres ils s’en iraient,
Loin de l’endroit où ils vivaient ;
De trop de maux les accablaient
Hommes et chiens qu’ils redoutaient
Et ne voulant plus en souffrir
Leur seul choix restait de partir.

Tous les sages lièvres leur dirent
Que c’était folie de s’enfuir
Loin de ces terres de connaissance
Qui avaient nourri leur enfance.
Mais les autres n’écoutèrent rien
Et se mirent bientôt en chemin.
Lors, près d’une mare, venus
A distance, ils ont aperçu
Des grenouilles en grande assemblée.
Effrayées par leur arrivée,
Elles plongèrent de tous côtés,
Sitôt qu’ils se furent approchés.

Voyant cela, un lièvre dit :
« Seigneur, retenez-bien ceci
Par les grenouilles de ce lieu
Et qui s’effrayent de bien peu.
Quelle grand folie avons commis
En quittant notre cher abri,
Cherchant ailleurs sureté,
Quand nulle terre on ne peut trouver
Où ne survienne aucun dommage.
Rentrons-chez nous, c’est le plus sage. »
Sur ce, les lièvres retournèrent
En leur contrée et en leur terre.

MORALITÉ

De cela doivent méditer
Tous ceux qui veulent s’exiler
Et partir loin de chez eux,
A ce qui peut leur advenir :
Jamais pays ne trouveront
Ni terre ici-bas, ne verront
Où ils puissent vivre sans peur
Ou sans efforts ou sans douleur.

Enluminure de l'Ysopet de Lyon (XIIIe s.)



(français, XVIIe s.)

Un Lièvre en son gîte songeait
(Car que faire en un gîte, à moins que l’on ne songe ?) ;
Dans un profond ennui ce Lièvre se plongeait :
Cet animal est triste, et la crainte le ronge.
          Les gens de naturel peureux
          Sont, disait-il, bien malheureux :
Ils ne sauraient manger morceau qui leur profite.
Jamais un plaisir pur ; toujours assauts divers.
Voilà comme je vis : cette crainte maudite
M’empêche de dormir, sinon les yeux ouverts.
Corrigez-vous, dira quelque sage cervelle.
          Et la peur se corrige-t-elle ?
          Je crois même qu’en bonne foi
          Les hommes ont peur comme moi.
          Ainsi raisonnait notre Lièvre,
          Et cependant faisait le guet.
          Il était douteux, inquiet ;
Un souffle, une ombre, un rien, tout lui donnait la fièvre.
          Le mélancolique animal,
          En rêvant à cette matière,
Entend un léger bruit : ce lui fut un signal
          Pour s’enfuir devers  sa tanière.
Il s’en alla passer sur le bord d’un étang :
Grenouilles aussitôt de sauter dans les ondes ;
Grenouilles de rentrer en leurs grottes profondes.
          Oh ! dit-il, j’en fais faire autant
          Qu’on m’en fait faire
! Ma présence
Effraie aussi les gens ! je mets l’alarme au camp !
          Et d’où me vient cette vaillance ?
Comment ! des animaux qui tremblent devant moi !
          Je suis donc un foudre de guerre ?
Il n’est, je le vois bien, si poltron sur la terre,
Qui ne puisse trouver un plus poltron que soi.
 
Gravure de François Chauveau (XVIIe s.)



(Français, XVIIe s. : mise en quatrain des fables d'Esope)
 
Saisis d’une frayeur qui leur causait la fièvre,
Les Lièvres se jetant dans une mare tous

Aux Grenouilles font peur : Courage, dit un Lièvre,
Il est des Animaux plus timides que nous.
 
 
Illustration de Gustave Doré (XIXe s.)
 
Au XIXe s., l'anglais Thomas Bewick traduit la fable d'Esope mais lui donne une nouvelle morale: Il n'y a pas à contester l'Ordre et les Décrets de la Providence. Puisqu'Elle nous a conçu, elle sait ce qui est le plus approprié pour nous, et le lot de chaque homme (bien compris et maîtrisé) est indubitablement le meilleur. 

Nous ne connaissons pas la moitié des misères humaines, 
Les imbéciles pensent avec vanité qu'aucun chagrin n'est aussi grand que le leur, 
Mais regardez le monde, et vous apprendrez à mieux supporter
Les mauvaises fortunes, car tous les hommes les partage.

Illustration de Benjamin Rabier (XXe s.)


Conclusion :
Cette fable a traversé les siècles mais sa moralité a évolué avec le temps. Pour Esope, il s'agit de montrer que l'Homme se plaît à penser qu'il est des gens plus malheureux que lui. 
Phèdre invite à surmonter sa peur, car la peur nous empêche de bien vivre.
Babrius sous-entends qu'on trouve toujours pire (poltron) que soit.
Pour Marie de France, il ne sert à rien de s'exiler pour chercher loin de chez soi une El Dorado : mis à part au Paradis, la douleur et la peur vous sont le pain quotidien de tous les mortels, où qu'ils vivent.
Pour La Fontaine, on ne peut se guérir de sa peur... mais on peut reprendre courage en pensant que les peurs sont relatives : les grenouilles ne connaîtront peut-être pas les mêmes craintes que le lièvre, mais elles ont peur de lui. Chacun ses peurs et même les plus poltrons peuvent paraître courageux quand ils effraient quelqu'un d'autre. 
Thomas Bewick, enfin, donne une dimension métaphysique à ce texte en rappelant que si Dieu nous a créé ainsi (poltron ou non), Il a ses raisons. Par ailleurs, chacun partage les mêmes maux, il suffit de regarder autour de soi pour le comprendre.

2 commentaires:

  1. Je partage la conclusion de Thomas Bewick de la fable : "nous ne connaissons pas la moitié des misères humaines, les imbéciles ......."
    C'est tellement vrai !

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  2. Tu as tout résumé dans ta conclusion. La moralité de Marie de France et celle deThomas Bewick donnent à réfléchir

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