Nul n'est besoin de vous présenter les Mille et Une Nuits (sinon il vous suffira de relire l'introduction de cet article 😏).
Dans ce recueil de contes orientaux antérieurs au VIIIe s., on trouve mention de corbeaux. Les deux contes dont je vais vous parler n'ont pas été repris par le traducteur français le plus connu, Antoine Galland. En revanche, ils figurent dans la version de Joseph-Charles Mardrus, qui a re-traduit les textes au XIXe siècle.
Contrairement à son prédécesseur, J.C. Mardrus a repris les chants et poèmes des manuscrits arabes. Néanmoins, on dit qu'il a exacerbé le caractère oriental et exotique des histoires pour plaire à son public... Quoiqu'il en soit, les Mille et une Nuits étant le résultat d'une tradition longue et multi-lingue, et étant donné qu'il en existe plusieurs manuscrits dans plusieurs pays, il est difficile d'en donner une version arrêtée (un peu comme le Roman de Renart, en somme). Difficile, aussi, de dire quel auteur a inventé quoi !
Toujours est-il que ces deux histoires que je vais vous présenter aujourd'hui figurent aussi dans des traductions anglaises : on peut donc juger que J.C. Mardrus ne les a pas (totalement) inventée.
La civette et le corbeau
Shéhérazade (la conteuse des 1001 nuits) raconte cette histoire au Sultan son époux, lequel vient de lui réclamer "quelque histoire sur l'amitié fidèle".
Un corbeau et une civette s'était liés d'une amitié sincère. Un jour, tandis qu'ils discutaient, ils entendirent le cri d'un tigre partant en chasse. Effrayé, le corbeau s'envola et se réfugia en haut d'un arbre. Dépité, la civette le rappela : "Et moi ? Je ne peux pas voler et je ne sais pas où rôde le fauve : de quel côté fuir ? N'as-tu pas quelque conseil à me donner?"
Le corbeau était prêt à tout pour son amie. Il s'en alla donc jusqu'à un troupeau qui passait non loin de là. Le troupeau était protégé par de gros chiens. Alors, l'oiseau excita à tel point les chiens qu'ils le suivirent à travers la forêt en aboyant à qui-mieux-mieux. Ces jappements firent fuir le tigre : le corbeau et la civette purent à nouveau discuter en paix (l'oiseau ayant fini par s'envoler loin des chiens, ceux-ci repartirent garder leurs bêtes... à moins qu'ils n'aient pris en chasse le tigre !)
Dans cette histoire, le corbeau est donc montré comme un ami fidèle et rusé.
Le Corbeau et le Renard
Shéhérazade donne sa propre version du corbeau et du renard... Mais attention ! Ce n'est pas la fable que vous connaissez maintenant sur le bout des doigts et êtes capable de réciter en long, en large et de travers ! 😃
Il s'agit de l'histoire d'un vieux renard si méchant et si insatiable qu'il a dévoré tous les animaux qui peuplent son territoire... Il a même fini par manger ses petits et son épouse ! Comme il n'a maintenant plus rien pour se sustenter, il doit trouver de nouvelles provisions. Or, voilà justement qu'il aperçoit un corbeau.
Et aussitôt il pensa en son âme : « Si je pouvais décider ce corbeau à lier amitié avec moi et à devenir mon associé, quelle bonne aubaine ce serait ! Il a de bonnes ailes qui lui permettent de faire la besogne à laquelle mes vieilles jambes percluses se refusent désormais. Il m’apporterait ainsi ma nourriture et, de plus, il me tiendrait compagnie dans cette solitude qui commence à me peser. »
Comme à son habitude, le rusé renard commence par flatter le corbeau : il est bon musulman et bon voisin, gentil et complaisant. Voudrait-il être son ami?
En entendant ces paroles, le corbeau éclate de rire. Depuis quand le renard est-il sincère ? Depuis quand deux animaux que tout oppose (l'un terrestre, l'autre oiseau) pourraient-ils être amis ? Et surtout, demande-t-il "depuis quand ceux de ta race ont cessé d’être les mangeurs, et ceux de ma race les mangés ?"
Comme vous le voyez, ce corbeau-là est plus malin que celui de la fable de La Fontaine ! Le renard tente de se justifier en lui racontant l'histoire de deux animaux opposés devenus amis (l'histoire d'une puce et d'une souris)... Mais le corbeau contr'attaque en racontant une autre histoire, semblable justement à la fable du corbeau qui, tel l'aigle, voulait soulever une brebis (le corbeau est ici remplacé par un moineau, probablement car le protagoniste n'aurait pas pu se moquer de sa propre race).
Le corbeau prouve ainsi que le renard essaiera en vain de se faire passer pour un gentil (ou pour un corbeau).
"Alors le renard comprit qu’il était désormais inutile d’essayer de duper une personne aussi avertie que l’était le corbeau. Et, dans sa rage, il se mit à grincer si fort des mâchoires qu’il se cassa une grosse dent. Et le corbeau, narquois, lui dit :
« En vérité, je suis peiné que tu te sois cassé une dent à cause de mon refus. »
Mais le renard le regarda avec un respect sans bornes et lui dit :
« Ce n’est point à cause de ton refus que je me suis cassé cette dent, mais bien à cause de la honte d’avoir trouvé plus malin que moi ! »
Et, ayant dit ces paroles, le renard se hâta de déguerpir pour aller cacher son dépit."
Vous l'avez compris, dans cette histoire, le corbeau est plus futé que le renard : il ne se laisse pas attraper par la flatterie. Il est avisé, cultivé et prudent. C'est lui qui a le dernier mot, et c'est le renard qui finit par "déguerpir" tout "dépit[é]"
Manuscrit arabe du XIIIe s. |
(Vous pouvez lire en ligne les 1001 nuits de J.C. Mardrus sur le site de la Bibliothèque Numérique Romande.)
J'aime bien "la civette et le corbeau". J'aime bien également ton expression d'être capable de réciter une fable en long, en large et .. de travers ! Je peux m'y employer. Et quoi dire de plus si le corbeau est devenu plus futé que le renard ??
RépondreSupprimerComme quoi, tout est possible !
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