mercredi 21 juillet 2021

Vendre la peau de l'ours...

Et comme on est dans le domaine de la peau d'ours en ce moment... Vous connaissez sûrement l'expression "Il ne faut pas vendre la peau de l'ours avant de l'avoir tué"... autrement dit, ne pas se réjouir d'un succès encore incertain, d'un projet encore inabouti. 

Cette expression a été utilisé par Jean de La Fontaine dans une célèbre fable L'Ours et les Deux Compagnons. La morale est alors un peu la même que dans La Laitière et le Pot au Lait.  Or, comme bien souvent, La Fontaine n'a rien inventé : on retrouvait déjà une semblable histoire chez les Grecs avec Esope, puis en Italie au XVe siècle avec Abstémius... Ou même avec le chroniqueur Philippe de Commyne en France, au XVe siècle ! Par ailleurs, une semblable anecdote se retrouve dans le Roman de Renart médiéval : un marchand d'anguilles projette de vendre la fourrure de Renart, alors que celui-ci n'est pas encore mort... 

Je vous laisse (re)lire la fable de La Fontaine et vous propose ensuite les divers textes qui ont pu l'inspirer... Vous pourrez y jeter un coup d'oeil si vous en avez le temps ou l'envie. 
 
 *La Fontaine : L'Ours et les Deux Compagnons (XVIIe siècle)
 
Deux Compagnons, pressés d'argent,
À leur voisin fourreur vendirent
  La peau d'un Ours encor vivant,
Mais qu'ils tueraient bientôt, du moins à ce qu'ils dirent.
C'était le roi des ours, au compte de ces gens.
Le marchand à sa peau devait faire fortune ;
Elle garantirait des froids les plus cuisants ;
On en pourrait fourrer plutôt deux robes qu'une.
Dindenaut prisait moins ses moutons qu'eux leur Ours :
Leur, à leur compte, et non à celui de la bête.
S'offrant de la livrer au plus tard dans deux jours,
Ils conviennent de prix, et se mettent en quête,
Trouvent l'Ours qui s'avance, et vient vers eux au trot.
Voilà mes gens frappés comme d'un coup de foudre.
Le marché ne tint pas ;  il fallut le résoudre :
D'intérêts contre l'Ours, on n'en dit pas un mot.
L'un des deux Compagnons grimpe au faîte d'un arbre ;
            L'autre, plus froid que n'est un marbre,
Se couche sur le nez, fait le mort, tient son vent ,
            Ayant quelque part ouï dire
            Que l'Ours s'acharne peu souvent
Sur un corps qui ne vit, ne meut, ni ne respire.
Seigneur Ours, comme un sot, donna dans ce panneau.
Il voit ce corps gisant, le croit privé de vie,
            Et de peur de supercherie
Le tourne, le retourne, approche son museau,
            Flaire aux passages de l'haleine.
" C'est, dit-il, un cadavre : ôtons-nous, car il sent. "
À ces mots, l'Ours s'en va dans la forêt prochaine.
L'un de nos deux marchands de son arbre descend,
Court à son compagnon, lui dit que c'est merveille
Qu'il n'ait eu seulement que la peur pour tout mal.
" Et bien, ajouta-t-il, la peau de l'Animal ?
Mais que t'a-t-il dit à l'oreille ?
 Car il s'approchait de bien près,
Te retournant avec sa serre.
 - Il m'a dit qu'il ne faut jamais
Vendre la peau de l'ours qu'on ne l'ait mis par terre. " 
 
*Esope : Les Voyageurs et l'Ours (VIIe-VIe siècle av. J.C, Grèce)

Deux amis cheminaient sur la même route. Un ours leur apparut soudain. L’un monta vite sur un arbre et s’y tint caché ; l’autre, sur le point d’être pris, se laissa tomber sur le sol et contrefit le mort. L’ours approcha de lui son museau et le flaira partout ; mais l’homme retenait sa respiration ; car on dit que l’ours ne touche pas à un cadavre. Quand l’ours se fut éloigné, l’homme qui était sur l’arbre descendit et demanda à l’autre ce que l’ours lui avait dit à l’oreille. « De ne plus voyager à l’avenir avec des amis qui se dérobent dans le danger », répondit l’autre. 
Cette fable montre que les amis véritables se reconnaissent à l’épreuve du malheur. 
 
 
*Philippe de Commyne : Mémoires (XVe siècle, France : il ne s'agit pas d'une fable mais d'une prétendue anecdote). 
 
Auprès d’une ville d’Allemagne il y avait un grand ours qui faisait beaucoup de mal. Trois compagnons de ladite ville qui hantaient les tavernes, vinrent à un tavernier, à qui ils devaient, prier qu’il leur accorda encore un escot et qu’avant deux jours le paieraient du tout : car ils cet ours qui faisait tant de mal et dont la peau valait beaucoup d’argent, sans les présents qui leur seraient faits des bonnes gens. 
Ledit hôte accomplit leur demande et quand ils eurent dîné, ils allèrent au lieu ou hantait cet ours et comme ils approchèrent de la caverne, ils le trouvèrent plus près d’eux qu’ils ne pensaient ; ils eurent peur, se mirent en fuite. L’un gagna un arbre, l’autre fuit vers la ville : le tiers, l’ours le prit et le foula fort sous lui en lui approchant le museau fort près de l’oreille. Le pauvre homme était couché tout plat contre terre et faisait le mort. 
Or cette bête quand elle voit qu’il ne se remue plus elle le laisse là croyant qu’il est mort et ainsi ledit ours laissa le pauvre homme sans lui avoir fait guère de mal et se retira en sa caverne et quand le pauvre homme se vit délivré, il se leva tirant vers la ville. Son compagnon qui était sur l’arbre ayant vu ce mystère, descend, court et crie après l’autre qui était devant, qu’il attendait, lequel se retourna et l’attendit. Quand ils furent joints, celui qui était dessus l’arbre demanda à son compagnon par serment ce que l’ours lui avait dit en conseil, que si longtemps lui avait tenu le museau vers l’oreille ; à quoi son compagnon lui répondit : "Il me disait que jamais je ne marchandasse de la peau de l’ours jusques à ce que la bête fut morte."
 
Illustration de Benjamin Rabier

 

*Abstemius : Le Tanneur et le chasseur (Italie, XVe siècle)

 
 
Illustration d'E. Phosti

 
Conclusion
Parmi tous ces apologues, on remarque que seule la fable d'Abstémius correspond vraiment au sens du dicton. Dans tous les autres cas, et même si Esope est le seul à le dire explicitement (La Fontaine et Philippe de Commyne le tournent de manière ironique), la vraie morale est de ne pas faire confiance en n'importe qui... bref : il faut bien choisir ses amis  ou ses compagnons d'aventure !

3 commentaires:

  1. À bon entendeur, salut ! nous sommes tous prévenus... Surtout par les temps qui courent où il faut toujours tout remettre en question !
    Ceci dit, les illustrations des fables sont belles; l'ours fait toujours figure d'animal lourd et rassurant à la fois.
    et en lisant les textes, il s'avère être malin ...

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    Réponses
    1. Malin et malicieux, et surtout il, comme tu dis, il invite à (se) remettre en question !

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  2. J'ai aimé la source : le Tanneur et le chasseur, c'est émouvant de voir ces anciens livres.

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